N° 13, décembre 2006

Tzvetan Todorov à la Maison des Artistes :
de la nécessité d’une réforme de l’enseignement des lettres aux dangers d’une mauvaise utilisation de la mémoire


Amélie Neuve-Eglise


Une critique de la vision réductrice de la littérature véhiculée par le système d’enseignement

Le 21 octobre 2006, Tzvetan Todorov s’est penché sur le rôle de la littérature au sein de nos sociétés modernes lors d’une conférence intitulée Qu’est-ce que la littérature ? qui s’est déroulée à la Maison des Artistes de Téhéran. Il a tout d’abord présenté l’évolution de la trame des études universitaires littéraires françaises qui consistaient, à la fin du XIXe et durant la première moitié du XXe siècle, essentiellement en l’étude de l’histoire littéraire ainsi que des conditions sociopolitiques participant à l’émergence des différentes œuvres. Ces études renonçaient donc à comprendre le sens propre de chaque ouvrage, considéré comme insaisissable. Les bouleversements de mai 68 ont cependant conduit à l’émergence d’une approche littéraire qualifiée d’"interne" visant à disséquer tous les éléments littéraires et figures de style composant une œuvre, au détriment d’une approche "externe" la restituant dans son cadre historique propre. Todorov a mis en exergue les écueils de cette nouvelle approche qui ne permet pas de saisir le sens propre de l’œuvre ainsi que les intentions de l’auteur en l’abordant comme un "objet langagier clos, autosuffisant, absolu, […] sans rapport avec le monde empirique", et qui "n’envisage pas la littérature comme l’incarnation d’une pensée, d’une sensibilité, et d’une vision du monde."

Cette conception formaliste de la littérature, largement diffusée en France et en Europe par les journalistes et les écrivains eux-mêmes, expliquerait la désaffection croissante qu’ont subi les études littéraires. Il dénonce également l’émergence d’un nouveau type de littérature mettant en scène un écrivain qui se conçoit en fondamentale opposition avec le monde perçu comme haïssable et dénué de valeur, pour s’enfermer dans un narcissisme stérile en encensant le soi et en plongeant le lecteur dans les méandres d’une vie intérieure souvent dénuée d’intérêt. Face à cette conception réductrice de la littérature, Todorov a rappelé le rôle transfigurateur joué par le livre, fidèle compagnon dans la solitude, réconfort dans les moments de détresse permettant de relativiser nos souffrances en découvrant, au travers de la lecture de romans, correspondances ou témoignages, leur caractère universel et inévitable. Lien ultime nous conduisant aux êtres humains ayant vécu au sein de différentes cultures et époques et nous permettant ainsi de découvrir d’autres mondes, d’autres sentiments, et certains traits universels présents chez l’homme. Au-delà d’une approche strictement intellectualiste et réductrice, il a donc appellé de ses vœux une rénovation des études littéraires qui doivent saisir la littérature "dans son sens large et fort". Il a également invité son auditoire à reconnaître le rôle de la littérature pour nous aider à saisir et comprendre l’homme dans toute sa complexité, à l’instar des grandes sciences humaines car, selon lui, "Dante et Cervantès nous en apprennent autant sur la condition humaine que les grands sociologues". Tout en espérant que, dans un futur prochain "les études littéraires trouveront leur place au sein des humanités pour faire progresser la pensée, car elle est aussi l’étude de la pensée et de l’Histoire."

Il a également rappelé l’importance de la lecture dans nos sociétés modernes qui, face aux discours dominants et à l’influence omniprésente des médias, représente un espace de liberté d’expression plus authentique, moins soumis aux contraintes idéologiques et dogmatiques, et où s’expriment plus librement certaines vérités non présentes dans les films ou articles de presse étouffées par un politiquement correct plus ou moins conscient. Ainsi, face à la philosophie qui produit souvent un discours abstrait sur l’homme, la littérature peut nous aider à sa compréhension concrète ainsi qu’à modérer nos jugements en offrant l’occasion de penser et de nous mettre à la place de l’autre. Enfin, il a invité les lecteurs à ouvrir un livre par désir et à se laisser gagner par l’admiration et la rêverie, au lieu de chercher immédiatement à s’engager dans un débat rationnel ou une analyse conceptuelle douteuse et échouant à saisir le sens profond d’une œuvre, qu’il appartient à chacun de saisir et d’apprécier selon son expérience personnelle et sa sensibilité particulière.

Todorov a donc abordé des thèmes chers à certains grands écrivains et philosophes des époques passées, et qui avaient déjà été évoqués par Madame de Staël, à l’aube du XIXe siècle : "Dans les déserts de l’exil, au fond des prisons, à la veille de périr, telle page d’un auteur sensible a relevé peut-être une âme abattue : moi qui la lis, moi qu’elle touche, je crois y retrouver encore la trace de quelques larmes ; et des émotions semblables, j’ai quelques rapports avec ceux dont je plains si profondément la destinée. […] Ces écrits font couler des larmes dans toutes les situations de la vie ; ils élèvent l’âme à des méditations générales qui détournent la pensée des peines individuelles ; ils créent pour nous une société, une communauté avec des écrivains qui ne sont plus, avec ceux qui existent encore, avec les hommes qui admirent, comme nous, ce que nous lisons. [1]"

Les écueils de la mémoire : de la sacralisation à la banalisation

Lors d’une seconde conférence consacrée au thème de la mémoire, Tzvetan Todorov a évoqué les dangers liés à l’idéologisation et l’asservissement des faits historiques à des causes politiques actuelles. Point de départ de son raisonnement : "Le récit d’un acte qui n’est pas moralement neutre peut aller dans le sens du bien ou du mal". Dans nos sociétés actuelles, Todorov observe une tendance croissante de certaines communautés à réclamer ce qu’il appelle le "statut de victime" afin de se conférer une légitimité leur donnant le droit à des "réparations". Cette évolution a été de pair avec l’apparition de multiples récits victimaires exposant les souffrances et humiliations diverses subies par un groupe à une époque plus ou moins proche. Ces récits servent parfois de preuve historique servant à mettre en avant des intérêts particuliers et instrumentalisant ainsi la douleur de victimes passées pour défendre des droits supposés dans le présent. Au sein de sociétés basées sur l’égalité des hommes à la naissance quel que soit leur sexe, race, ou croyances politico-religieuses, nous assistons donc à l’émergence de "droits parallèles" basés sur l’appartenance à un groupe et des faits historiques passés.

Les implications éthiques et morales de ce genre de revendications sont donc complexes, et ne doivent pas être considérées de la même façon selon qu’ils s’expriment dans la sphère publique ou restent cantonnées à la sphère du privé : "Compatir à la souffrance de nos parents victimes est normal et même louable pour l’individu, mais à partir du moment où ces sentiments s’expriment sur la place publique, ils prennent un sens supplémentaire, ils servent notre intérêt et non notre éducation morale. Si l’on s’obstine à invoquer rituellement les bons, les méchants, et les victimes du passé pour servir les intérêts de son propre groupe, on peut réclamer l’admiration de ses membres, non de sa conscience." Il convie alors les groupes s’étant érigés en victimes à une autoréflexion ainsi qu’à une prise de recul leur permettant de ne pas analyser la situation dont ils auraient été les "victimes" absolues à travers le prisme d’un manichéisme dissimulateur : les oppressés ont parfois, dans le passé, revêtu le visage de l’oppresseur, et ne sont jamais à l’abri du danger de tirer partie de leur souffrance pour exercer un pouvoir non légitime dans l’avenir. Il invite donc à réaliser une analyse critique de ces groupes ayant subi des préjudices au cours de l’Histoire en citant notamment l’exemple d’Hiroshima où, cinquante ans après, on ne faisait encore que victimiser les populations tuées sans parler de la responsabilité du gouvernement japonais dans la poursuite effrénée de la guerre. Todorov nous invite alors à mettre la morale au-dessus des intérêts particuliers d’un groupe : "Se souvenir des pages du passé dans lesquelles notre groupe n’est ni pur héros, ni du reste pure victime serait, pour les auteurs de ces récits historiques, un acte de valeur morale supérieure. Il n’y a pas de bénéfice moral possible pour le sujet si son évocation du passé consiste à s’installer dans un beau rôle mais seulement si, au contraire, elle lui fait prendre conscience des faiblesses ou des errements de son groupe. La morale est désintéressée, ou n’est pas."

Au sein de la sphère politique et publique, cette même tendance est menacée par ce qu’il appelle la "tentation du bien", "infiniment plus répandue sur la tentation du mal et aussi, paradoxalement, plus dangereuse." Cet écueil consiste pour un Etat ou un groupe à se percevoir comme l’incarnation du bien, et donc à souhaiter imposer un certain modèle aux autres. Dans ce sens, la grande utopie de ce siècle, le communisme, n’avait pour but que le "bien" de l’humanité ; cependant, cela justifie-t-il le sacrifice du présent sur l’autel d’un bonheur futur - et donc hypothétique ? Un mal est-il tolérable s’il conduit à un bien futur ? En se référant à Vassili Grossman qui avait déjà compris que la souffrance des humains provient plus souvent de leur poursuite du bien que celle du mal et que "là où se lève l’aube du bien, des enfants et des vieillards périssent", Todorov soulève alors une interrogation centrale : "Si l’aspiration au bien peut si facilement être pervertie en réalisation du mal, de quels principes de conduite devons-nous nous réclamer ? Ou ferions-nous mieux de renoncer à tout principe, nous contenter de faire ce qui, à tout moment, nous fait le plus plaisir ?" Des interrogations complexes et profondes liées à la question de l’indemnisation des victimes se posent également : jusqu’où peut-on et doit-on remonter dans l’Histoire ? Les descendants des esclaves noirs ou des indiens d’Amérique doivent-ils être indemnisés ? La trame de l’Histoire étant constellée de conquêtes et d’injustices, chaque individu ne peut-il pas alors potentiellement se découvrir un statut de descendant de victime, lui donnant droit à réclamer des réparations ?

Face à la tentation illusoire d’imposer un bien collectif, Todorov adopte une optique résolument individualiste en lui opposant celle de la bonté, tournée non vers l’atteinte d’un idéal abstrait mais vers les êtres dans leur individualité. En outre, il nous invite à poser sur les grandes tragédies de ce siècle telles que la Shoah un regard éclairé et dépassionné, en ne cherchant pas à les utiliser pour défendre des intérêts particuliers, et en évitant deux écueils fondamentaux : celui de la sacralisation, qui confère à un événement historique une valeur unique, l’isolant de tous les autres et le rendant encore plus incompréhensible, et celui de la banalisation, qui consiste à l’assimiler à d’autres événements historiques dotés d’une logique distincte, ce qui aboutit en fin de compte à n’en connaître réellement aucun des deux et à expliquer le passé au miroir de nos représentations actuelles. Ces assimilations sont devenues courantes dans la presse ou dans les grands discours politiques, qui ont tendance à voir dans chaque nouveau dictateur un "nouvel Hitler" ou assimilent des épurations ethniques à un "nouveau nazisme", se servant ainsi de l’Histoire comme d’une arme rhétorique servant parfois à justifier une intervention politique ou militaire ou à se poser en défenseur du "bien" contre la "barbarie". Ces deux attitudes aboutissent donc à la négation du sens profond de chaque événement historique, à la fois terriblement particulier et source de leçons universelles.

Au-delà d’une vision instrumentale, "la mémoire du passé peut nous être utile si elle permet l’avènement de la justice dans son sens le plus général, qui dépasse de loin le cadre des tribunaux." Sans ce sens, Todorov s’est fait l’avocat de la reconnaissance de la valeur irréductible de tout être humain au-delà de toute idéologie - qu’elle soit sociale, raciale, ou politique -, pour affirmer, en citant les propos de Germaine Tillion, rescapée des camps nazis, que "la valeur personnelle n’a rien à voir avec une catégorie, ce qui est important c’est de pouvoir compter sur quelqu’un ; ce que j’appelle la fiabilité."

La mémoire n’est donc pas une chose neutre, et peut être mise au service des meilleures causes tout autant qu’être à la source des pires injustices et abus. Dans nos sociétés actuelles, le devoir de mémoire doit donc être motivé non par un désir de satisfaire des intérêts particuliers ou alimenter une volonté de revanche, mais par le souhait de mieux connaître certains errements historiques et rendre ainsi leur possible répétition plus improbable.

En conclusion, " le passé historique, pas plus que l’ordre de la nature, n’a de sens en lui-même. […] Le même fait peut recevoir des interprétations opposées et servir de justification à des politiques qui se combattent mutuellement. Le passé pourra contribuer tant à la constitution de l’identité individuelle ou collective, qu’à la formation de nos valeurs, idéaux, principes, pourvu que nous acceptions que ces derniers soient soumis à l’examen de la raison et à l’épreuve du débat, plutôt que de vouloir les imposer simplement parce qu’ils sont les nôtres. Le bon usage de la mémoire est celui qui sert une juste cause, non celui qui se contente de reproduire le passé." Todorov se pose donc en farouche opposant d’une instrumentalisation du passé destiné à acquérir certains privilèges dans le présent. Il affirme cependant que, loin de devoir être condamné à orner les pages des livres d’Histoire, "le passé est appelé à servir, non à être cultivé pour lui-même" en tant que source de compréhension du présent et matériau inépuisable nous amenant à réfléchir sur les dangers que comporte tout jugement manichéen, sur la complexité de tout fait historique tout en nous révélant, par conséquent, le caractère partial que comporte toute condamnation unilatérale de ceux qui nous ont précédés.

Notes

[1Mme de Staël, De la littérature, 1800.


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