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De par la richesse de son style et l’horizon illimité de ses significations, la littérature persane a eu une portée dépassant largement ses frontières géographiques, notamment au sein de la pensée et de l’œuvre de nombreux écrivains occidentaux. A partir du milieu du XVIIIe siècle, la (re)découverte de plusieurs monuments de la poésie persane suscite un engouement dont les ondes se répercutent à travers toute l’Europe : un nombre croissant d’œuvres arabes et persanes sont traduites, alors que l’intérêt pour un Orient inconnu se développe au sein de nombreux cercles intellectuels souvent proches du courant romantique. A la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, le mouvement de traduction redouble de vigueur : Schlegel traduit en allemand de vastes passages du Shâhnâmeh de Ferdowsi, alors que Herder s’attèle à la traduction du Golestân de Saadi [1]. Si ce mouvement est présent en France - où l’on apprécie particulièrement l’œuvre de Saadi - ou en Angleterre - où les quatrains de Khayyâm sont l’objet de nombreuses études et traductions -, c’est en Allemagne qu’il se manifeste avec le plus d’éclat : la vigueur et la profusion des recherches consacrées à l’Orient contribuent à l’émergence de ce que l’on pourrait appeler un "philo-persanisme".
Cet engouement n’a pas été sans avoir une influence notable sur la littérature allemande du XVIIe siècle, bien qu’il reste quelque peu oublié aujourd’hui. Il trouve notamment ses racines chez quelques intellectuels et écrivains du XVIIe siècle, qui cherchaient une inspiration autre que celle puisée durant des siècles au sein de la mythologie et des grands classiques grecs. De par sa nouveauté et sa dimension inconnue, la littérature persane et, de façon plus générale, arabo-islamique, va leur fournir l’esquisse d’une réponse. Ainsi, des auteurs comme Schlegel, Herder et Hammer bientôt suivis de Ruckert, se sont largement inspirés des grands motifs de la littérature persane, tout en contribuant à révéler à l’Occident un nouveau type de pensée et de vision du monde. Ainsi, le conte de Joseph écrit par Grumelshausen s’inspire largement de l’histoire de Yusuf et Zoleykha dans sa version persane, tandis que Goethe s’inspire de Hâfez pour composer l’une de ces dernières œuvres magistrales : Le Divân occidental-oriental.
Nous allons tenter de retracer les genèses d’une influence, ou plutôt de la passion intellectuelle et spirituelle de l’une des plus grandes figures de la pensée allemande pour l’un des poètes persans les plus éminents, passion qui donna naissance à une inspiration féconde ainsi qu’à une admiration sans bornes. Après sa "rencontre" avec le maître de Chirâz, Goethe affirme ainsi : "Dans sa poésie, Hâfez a inscrit une vérité indéniable de façon indélébile… Hâfez est un poète hors pair".
Si la majorité des œuvres allemandes de Goethe sont bien connues du grand public, son Divân - guidé par une inspiration particulière et peuplé de motifs originaux - est passé plus inaperçu, bien qu’il occupe une place singulière au sein de son oeuvre. Goethe ne découvrit la poésie de Hâfez qu’en 1814, à l’âge de 65 ans, en lisant la traduction publiée la même année qu’en avait réalisé l’orientaliste autrichien Joseph von Hammer Purgstall. Bien qu’il ne fut pas à ce moment-là un néophyte en matière de littérature persane - il avait, quelques années auparavant, découvert le Golestân de Saadi, ainsi que la version de Leyli et Majnûn mise en forme par Nezâmi -, la lecture de Hâfez fit naître en lui une grande admiration pour le poète, tout en éveillant en lui le désir de mieux connaître un "continent" encore peu exploré à l’époque. Goethe appréciait particulièrement la dimension lyrique de la poésie de Hâfez ainsi que l’horizon infini de ses interprétations. Il qualifie les vers de Hâfez de "miracle de goût humain et de raffinement" et de "source inépuisable de perfection et de beauté tout autant que de philosophie et de mystique" [2]. Dans un premier temps, il se consacra à la rédaction d’un important commentaire des ghazals de Hâfez tout en s’efforçant de comprendre les motivations profondes ayant guidé la rédaction de cette somme poétique. Dans le même élan, il décida d’apprendre le persan ainsi que la calligraphie.
Au milieu d’une époque instable et agitée où les valeurs traditionnelles se voient ébranlées par le séisme des révolutions, la littérature orientale et sa dimension quiétiste semble également constituer une sorte de refuge pour Goethe qui, au-delà des tourments du siècle, aspire à saisir l’absolu et à révéler la dimension profonde de l’existence. Il trouve dans les vers de Hâfez une source intarissable d’apaisement et de richesses éthérées, au-delà des biens matériels tant valorisés par l’Occident. La poésie du maître de Chirâz a donc eu un profond retentissement sur l’état d’esprit et la vision du monde de Goethe, en lui révélant des horizons de sagesse et de spiritualité insoupçonnés tout en lui faisant prendre conscience de sa condition d’ "exilé" au sein même de sa patrie.
Après cette "rencontre" intemporelle, il écrit : " Soudain, je me suis retrouvé face à face avec le parfum céleste de l’Orient et avec la vivifiante brise de l’Eternité qui était soufflée des plaines et des vastes étendues de Perse, et c’est ainsi que j’ai fait la connaissance d’un homme extraordinaire dont la personnalité m’a totalement fasciné" ; pour déclarer quelques mois plus tard : "Je deviens fou. Si je ne me mets pas immédiatement à composer des poèmes, je ne serai pas capable de supporter l’influence stupéfiante de cette personnalité extraordinaire qui est soudainement entrée dans mon existence". Nous sommes donc en présence d’une profonde admiration frôlant parfois l’adulation, non guidée par des motifs strictement intellectuels ou d’érudition mais bien par les vibrations du cœur. Hâfez peuple l’existence intellectuelle de Goethe au sens profond du terme, l’appelant tantôt "Saint Hâfez" ou encore "Ami céleste". Fortement marqué par les notions de "double spirituel" (hamzâd), de "guide spirituel" (morâd), et de "rival" (raqîb) développées par Hâfez, Goethe engage une sorte de duel dans l’arène de la création poétique où se révèle finalement vain son désir de rivaliser avec son ancêtre perse : vaincu, Goethe se laisse alors submerger par les vagues du monde imaginal de Hâfez le temps de la composition d’un poème :
Hafiz, s’égaler à toi, quelle folie ! Sur les flots de la mer frémissante, un navire poursuit sa course rapide ; il sent se gonfler ses voiles ; il marche fier et hardi : que l’Océan le brise, il nage, planche pourrie. Dans tes chants légers, rapides, roule un frais courant ; il bouillonne en vagues de feu : l’incendie m’engloutit. Mais je me sens une bouffée d’orgueil, qui me donne de l’audace : moi aussi, dans un pays inondé de lumière, je vécus, j’aimai. [3]
Dans le style comme dans le contenu de ses compositions, Goethe prend donc, à la suite de la "découverte" de Hâfez, une distance notable avec l’école littéraire classique dont le carcan de règles était parfois perçu comme un obstacle à la création poétique. D’aucuns ont ainsi affirmé que l’influence exercée par Hâfez sur Goethe et son œuvre a induit ce dernier à se rapprocher du style plus "libre" et épuré de sa jeunesse ; l’âge et le vécu augmentant la profondeur de son message et la beauté de sa mise en forme. Il aurait ainsi considéré que le style de Hâfez était la forme la plus appropriée pour exprimer tant la profondeur de ses méditations que les fougues d’une jeunesse passée. Sans vouloir prétendre expliquer les "motivations" profondes de Goethe qui touchent aux aspects intimes de sa personnalité et à son expérience personnelle, nous pouvons cependant déduire de ses écrits que la poésie de Hâfez fût pour lui un échappatoire et une invitation à un voyage vers des terres au symbolisme et au lyrisme ardent, loin des vicissitudes du siècle :
Laissez-moi à cheval, s’il me plaît. Restez dans vos cabanes, sous vos tentes ! Je cours gaiement dans les pays lointains n’ayant sur mon turban que les étoiles. [4]
Son esprit profondément cosmopolite semble également avoir facilité cette ouverture d’esprit mais aussi de cœur, car c’est véritablement d’un coup de foudre qu’il s’agit.
Au-delà de l’admiration profonde qu’elle a fait naître, la lecture du célèbre recueil de poèmes (divân) de Hâfez a également été pour Goethe une puissante source d’inspiration dans la composition de son "West-ِstlicher divân" ou le "divân occidental-oriental", ouvrage dont le contenu est essentiellement influencé par la poésie de Hâfez. Selon certains critiques, ce livre avait pour ambition de réaliser une sorte de synthèse entre certains aspects culturels et religieux de l’Orient et de l’Occident, et de faire découvrir à l’Europe certaines facettes méconnues de la culture iranienne qualifiée à l’époque d’"orientale". Goethe croyait profondément en la nécessité d’un rapprochement des cultures, et considérait que l’écrivain et le poète pouvaient être les artisans d’une meilleure compréhension entre les hommes. Il affirme ainsi que la publication de son recueil est motivée par son "espoir et but de rapprocher, par l’intermédiaire de ce travail, l’Orient de l’Occident, le passé et le présent, les Perses et les Allemands" :
Le nord et l’ouest et le sud volent en éclats, les trônes se brisent, les royaumes tremblent : sauve-toi, va dans le pur Orient respirer l’air des patriarches ; au milieu des amours, des festins et des chants, la source de Chiser te rajeunira.
A Dieu est l’orient ! A Dieu est l’occident ! Les pays du nord et du midi reposent dans la paix de ses mains. [5]
On retrouve ainsi dans cette œuvre toute une myriade de motifs présents dans la poésie de Hâfez : l’amour divin incarné dans la "bien aimée", le caractère passager et fragile de l’existence terrestre, la relation amant/aimé, le symbolisme du vin et de la taverne… :
Hafiz, ainsi ton noble chant, ton saint exemple, nous conduisent, au bruit des verres, dans le temple de notre Créateur. [6]
On y décèle également la critique de l’hypocrisie en matière de religion :
Petit moine, sans froc et sans capuchon, ne viens pas me catéchiser : tu pourras bien me rendre capot, mais non pas modeste, non ! Tes phrases vides me font fuir : j’ai déjà usé cela sous mes semelles. [7]
Au travers de la rédaction de son divân, Goethe a donc consciemment souhaité intégrer l’héritage de la poésie persane au cœur de la poésie européenne. Composée en 1816 et 1817 et publiée l’année suivante, cette œuvre fut unanimement saluée par la critique de l’époque qui y reconnut l’un des ouvrages les plus éminents de Goethe. Elle a également été une source d’inspiration pour divers musiciens qui ont mis en musique nombre de ses passages.
Le Divân de Goethe a connu une large diffusion au sein des cercles romantiques et de l’intelligentsia européenne de l’époque. Ainsi, il a été l’une des sources de l’intérêt porté par Nietzsche [8] à la culture persane, à qui il a rendu hommage dans son ouvrage Ainsi parlait Zarathoustra. Il composa même un court poème en hommage à Hâfez, intitulé An Hafis. Frage eines Wassertrinkers (A Hâfez : Questions d’un buveur d’eau). L’ouvrage de Goethe a également permis de mieux faire connaître une partie de la conscience persane à l’Allemagne, en marge des études orientalistes de l’époque qui appréhendaient essentiellement l’Orient selon des catégories scientifiques façonnées par l’Occident et qui, en conséquence, contribuaient davantage à nous révéler les schémas de pensée prédominant de l’Europe du XIXe siècle qu’à nous permettre de saisir l’"esprit" des grandes œuvres persanes et arabes. Goethe a donc davantage su percevoir toute la portée de l’œuvre de Hâfez, en ne cherchant pas à l’intellectualiser mais davantage à en percevoir l’ "âme" et la dimension universelle :
Là, dans la pureté et la justice, je veux pénétrer jusqu’à l’origine première des races humaines, jusqu’à ces temps où elles recevaient encore de Dieu la céleste doctrine dans les langues terrestres et ne se creusaient pas l’esprit […]. [9]
Goethe a donc contribué à introduire certains aspects de la littérature persane au sein de la littérature allemande et, au-delà, a opéré une synthèse originale entre le symbolisme et le lyrisme présents dans la poésie de Hâfez et certains éléments issus des traditions médiévale et romantique européennes. Ses vers ne sont donc pas seulement le lieu où s’exprime toute la profondeur d’une pensée et de sentiments, mais également le théâtre d’une rencontre unique entre deux littératures restées jusque-là peu en contact.
Son divân est le témoignage vivant d’un autre orientalisme, aspirant à comprendre l’Orient de l’intérieur et non au miroir de schémas forgés en Occident. En ne cherchant pas à "construire" artificiellement des contrastes avérés ou non entre l’Orient et l’Occident mais en se mettant en quête des éléments ou l’"esprit" commun les unissant, Goethe a contribué à édifier un pont entre deux civilisations qui, à l’époque, demeurent éloignées l’une de l’autre tant géographiquement que culturellement. Animé par la dimension profondément "œcuménique" de sa pensée, il également cherché à dépasser l’esprit pré-colonial allemand et ses préjugés. Dans un certain sens, il reprend le flambeau du projet de Herder qui, à la fin du XVIIIe siècle, avait émis l’idée d’étudier les cultures étrangères au travers de leur littérature et des représentations du soi et de l’autre qui y étaient esquissées. Enfin, on peut également déceler dans cette démarche l’ébauche d’une phénoménologie de la conscience qui n’en est encore qu’à ses balbutiements.
Cet esprit cosmopolite et universaliste se noiera en partie dans le tourbillon nationaliste qui secouera l’Europe au XIXe et au début du XXe siècle. Cependant, au moment de l’émergence des nationalismes extra-européens, son œuvre sera considérée comme un des premiers argumentaires non conscients du futur discours post-colonial. Plus récemment, le divân fut à l’origine de la création de l’orchestre divân occidental-oriental (West-Eastern divân Orchestra), officialisée en 1999 par Edward Saïd et Daniel Barenboïm à Weimar lors de la cérémonie du 250e anniversaire de la naissance de Goethe. Rassemblant chaque été une centaine de jeunes musiciens israéliens, palestiniens ou originaires d’autres pays arabes, il organise des formations et concerts en Europe - et, récemment, en Palestine - afin de promouvoir la paix et le dialogue. En ce début de siècle, l’esprit du divân semble encore bien vivant, et la conjonction de l’œuvre réalisée par ces penseurs "de cœur", couplée à l’immense travail de recherche mené à bien par les différentes écoles orientalistes allemandes, a été à la source de nombreux échanges culturels et d’une meilleure compréhension réciproque, tout en faisant de l’Allemagne un véritable pionnier dans la connaissance de l’Orient.
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[1] Dès le XVIIe siècle, le Golestân et le Bustân de Saadi avaient été traduits par Adam Olearius, voyageur érudit et "pèlerin de l’Orient".
[2] Dans son Divan, Goethe indique que pour lui, les poèmes de Hâfez "tournent comme des sphères étoilées" dont le début, le centre, et la fin mystérieuse sont unis dans un même mouvement ascensionnel.
[3] Divan occidental-oriental, Hafis name.
[4] Divan occidental-oriental, Moghanni nameh.
[5] Divan occidental-oriental, Moghanni nameh.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Ce dernier admirait particulièrement la notion de temps éternel cyclique formulée par les penseurs de la Perse ancienne.
[9] Divan occidental-oriental, Moghanni nâmeh.