N° 13, décembre 2006

Pari Sâberi et son théâtre poétique
Un regard sur le passé, un pas vers l’avenir


Afsaneh Pourmazaheri, Farzâneh Pourmazâheri


Après avoir vu la pièce de théâtre "Leyli et Majnûn" de Nezâmi Gandjâvi [1] dans la salle " Vahdat", personne ne pouvait croire que les vers de ce chef-d’œuvre seraient si magistralement adaptés à la scène théâtrale. Inspirée par la littérature mystique persane surtout celle de Molana [2] et aussi par le " Ta’zié " [3], la réalisatrice iranienne Pari Saberi a adapté plus de quarante œuvres iraniennes au théâtre. Celles-ci comprennent des traductions, des livres et des pièces mises en scène. Elle a également reçu de grands prix internationaux dont le "Prix Ebn-e Sina " et le " Prix de Chevalier des Arts et des Lettres". Pari Saberi a donc su créer un lien entre le théâtre à la poésie éternelle de Khayyâm [4], Attâr [5], Ferdowsi [6] et… de Molana. Son objectif est de nous rappeler l’existence de ce trésor littéraire et de nous faire croire en nous-même, en notre identité.

Afsaneh Pourmazaheri : Pourquoi vous êtes-vous intéressée au théâtre et quelle fût la raison de votre départ en France ?

Pari Saberi : Je pense que chacun possède ses propres capacités innées et chacun a son métier. Personne ne vient dans ce monde sans but. Pourtant, il se peut que l’on ne trouve pas sa voie. Pour ce qui me concerne, ce sont les dons artistiques qui m’ont accompagnés dès ma naissance. Le théâtre a toujours été l’une des préoccupations principales de ma vie. J’y ai trouvé l’esthétique, la musique, l’anthropologie et toutes les passions que j’avais toujours recherchées dans d’autres arts. J’étais donc fascinée par cet art vivant, bien qu’il n’ait pas été mon intérêt premier. Je suis entrée à l’Ecole Technique de la Cinématographie et de la Photographie de Vaugirard à Paris. Là-bas, j’ai réalisé un film afin d’obtenir mon diplôme. Alors que j’accomplissais ce projet, j’ai compris que je ne pouvais pas diriger des acteurs selon mon désir. C’est à dire, j’étais libre d’ordonner des objets fixes comme des chaises et des tables et de les placer là où je voulais. Mais dans le cas des acteurs, cela ne marchait pas. Des hommes ont une liberté d’action, ils sont des êtres animés et… ce n’est pas possible de les considérer comme s’ils étaient des objets figés. Par conséquent, j’ai choisi le théâtre en vue de guider mes acteurs. Ensuite, sous la surveillance d’une professeur russe, Mme Tania Balachovo, j’ai appris l’essentiel du théâtre pendant quatre ans. C’est en fait à elle que je dois toutes mes connaissances dans ce domaine. Quand je suis rentrée en Iran, j’ai trouvé le cinéma de cette époque-là un peu perturbé. Quand on parlait du cinéma, cela ne donnait pas une bonne image du cinéaste. En outre, le Ministre de la culture de l’époque m’avait empêchée de travailler dans ce domaine. J’ai alors concentré toute mon attention sur le théâtre, si bien que j’avais à peine le temps pour m’occuper d’autres choses, disons de cinéma.

Vous me demandez pourquoi je suis partie en France… En fait, mon père était commerçant. Il avait un tempérament voyageur et ne pouvait pas rester en place. Il m’a d’abord envoyé en France alors que j’avais 13 ans. Je me suis installée à Paris et par la suite, ma famille m’a rejoint. Mon père voulait que je m’oriente vers la médecine, mais ne m’a jamais imposé de suivre cette voie. Le point commun entre de ce qu’il voulait et ce qui m’intéressait était l’étude de l’homme.

Farzaneh Pourmazaheri : On sait qu’il y a un lien profond entre votre théâtre et la littérature persane. Qu’est-ce qui vous a poussé à créer de telles œuvres ? Parlez-nous davantage des thèmes principaux de vos pièces.

P. S. : Comme je l’ai déjà mentionné, j’ai été élevée en France au milieu du brouhaha, des émotions et de l’allégresse parisiens. A Paris, mes yeux ont découvert la beauté et j’ai trouvé que les Français avaient un regard subtil sur l’art et les matières esthétiques. En tant qu’amateur d’art, j’y ai eu l’occasion de profiter du théâtre, du cinéma, du musée et de tout ce qui allait me conduire vers mon futur idéal. La culture française m’a donc beaucoup influencée. Bien que j’ai travaillé sur de grandes œuvres comme celles de Tchekhov, de Ionesco, de Sartre, ou d’Anouilh… un sentiment de vide m’envahissait tout le temps. J’étais en quête d’une chose perdue ; chose trouvant sa source dans ma propre culture. Il me fallait un jour parler avec mon propre langage.

Après la Révolution, le théâtre fut ignoré pendant quelques années. Cette rupture fut une occasion pour moi de me pencher sur mon origine. C’est de cette façon que j’ai retrouvé la littérature persane ; voie souterraine menant à l’ancienne civilisation persane. J’étais spontanément attirée par sa richesse, mais je doutais que les gens ne comprennent ce genre poétique ; eux, qui durant cinquante ans, n’avaient admiré que le théâtre classique d’Occident. Malgré tout cela, une force me dirigeait vers mon objectif, la poésie persane. Je me suis donc concentrée sur des textes anciens et contemporains. Etant inspirée par la poésie et la pensée de Sohrab Sépehri [7], j’ai intitulé ma première pièce "Moi dans le jardin mystique", qui rencontra d’ailleurs un grand succès. Cela m’a conforté dans mon choix et je me suis donc orientée vers mon idéal, même si j’ai aussi rencontré des oppositions. Certains critiques n’admettaient pas ce genre qui était, selon eux, incompatible avec le théâtre, et ne pensaient pas que le public accueillerait favorablement cette nouveauté. Toutefois, j’étais résolue à aller travailler sur les œuvres des grands poètes iraniens. Je ne travaille que sur deux domaines : l’épopée et le mysticisme, qui m’occuperont sûrement jusqu’à la fin de mes jours ! Ces œuvres sont vraiment puissantes et il fallait que quelqu’un les fasse revivre ; il fallait que les jeunes connaissent leur identité et soient fiers de cet héritage précieux. Dans la pièce "Leyli et Majnûn " par exemple, j’ai tenté de présenter l’Iran dans toute sa splendeur. "Leyli et Majnûn" est en fait un sélection de la culture iranienne. Je me suis sentie investie d’une mission nationale et je me suis dit : " Maintenant que j’ai assez d’expérience et de savoir-faire, pourquoi ne pas les utiliser pour ma patrie ? ".

A.P. : Comment des pièces comme les vôtres sont-elles accueillies hors de l’Iran ?

P. S. : On a présenté trois pièces à l’étranger dont " Haft Shahr-e Eshgh " (Les sept pays de l’amour) et " Man be Bagh-e Erfan " (Moi dans le jardin mystique). En Inde, des admirateurs ont été tellement enthousiasmés que j’ai eu l’impression d’être dans mon propre pays. Vous voyez, ce n’est pas possible de rester indifférent face à des personnalités telles que Ferdowsi ou Attar. EIles ont le pouvoir de toucher les gens. Ensuite, en 2000, à l’occasion de l’ouverture du Colisée et sur la proposition du Ministère de culture, je fus invitée à présenter Sophocle sur scène à Rome. Trois pays étaient destinés à mettre en scène trois pièces de Sophocle : Antigone, Œdipe et Electre. L’Iran était donc chargé de travailler sur Antigone. Au début, j’ai décidé de renoncer à ce projet comme j’avais fait le vœu de ne plus m’éloigner des œuvres persanes. Cependant, ils avaient proposé de mettre en scène ces pièces selon le style théâtral propre à chaque pays. Ayant carte blanche en main, j’ai mis Antigone en scène en m’inspirant du théâtre iranien d’inspiration religieuse, ou " Ta’zié ". Sachant que les européens connaissaient bien le théâtre classique, je craignais néanmoins leur réaction. En dépit de mon anxiété, l’accueil du public venu en masse fut extraordinaire, et certains critiques ont même affirmé que ma représentation était plus saisissante que celle des Grecs. En plus, en 2004, sur l’invitation de l’UNESCO, deux autres pièces " Shamse-e Parandeh " et " Sougue Siyavache" ont été jouées et ont été encore accueillies par des applaudissements. C’était là où j’ai reçu le plus grand prix culturel de l’UNESCO " Ebn-e-Sina ". Après mon retour en Iran, grâce à mes traductions et toutes les activités culturelles que j’avais réalisées en France, le ministre de la culture française m’a décerné le Prix du Chevalier des arts et des lettres.

F. P. : De quelle manière le thème d’une pièce vous vient-il à l’esprit ? Avez-vous déjà écrit une pièce que vous ayez inventée dans son intégralité ?

P. S. : En premier lieu, il faut qu’un sujet me touche, que je me sente concernée par lui. L’histoire de Rostam et Sohrab m’a accompagnée depuis mon enfance. Je m’en suis donc inspirée et l’ai mise en scène. Tous ces personnages-là appartiennent à leur grand auteur, sauf que le point de vue est le mien. C’est mon regard qui fait la différence. Par exemple, selon moi un personnage peut être mis davantage en relief ou se cacher dans l’ombre. Mais en tout cas, avec toutes ses caractéristiques, il appartient à son créateur, Ferdowsi.

F. P. : Vous n’avez jamais inventé d’histoires que vous avez vous-même mises en scènes ?

P. S. : Non… Je n’ai pas encore travaillé sur une pièce complètement née de mon imagination. Je le ferai peut-être un jour mais pour le moment, non.

A. P. : Revenons au XVIIe siècle… Comment suivez-vous les règles du théâtre classique, et notamment les trois unités ? Comment s’adaptent-elles au niveau mondial ?

P. S. : Depuis mon enfance, j’ai toujours agi en suivant l’exemple d’un grand homme, mon maître " Molana ". Selon lui, il faut dépasser des règles mais pas avant de les connaître. Le temps change. Le théâtre d’aujourd’hui connaît bien ces règles-là ; l’unité de temps, l’unité d’action… Mais il veut se libérer des règles. Sinon, on rumine quelque chose du passé et rien ne s’ajoute au théâtre. Durant le règne des naturalistes, par exemple, quand on voulait montrer une maison dans la pièce, il fallait l’exposer en détail. Balzac, le plus grand représentant français de ce courant, s’attachait excessivement aux détails. Mais de nos jours, un tel procédé n’intéresse pas le lecteur. A l’ère de la vitesse et de la modernité, on exige de la nouveauté. Un système digital, des images animées, des jeux de lumière… ont progressivement été intégrés au théâtre moderne et le font évoluer vers de nouveaux horizons.

F. P. : Combien de temps faut-il pour préparer une pièce telle que " Leyli et Majnûn " ? Durant combien de temps va-t-elle être jouée ?

P. S. : Tout commence par le texte. Il faut que d’abord je le lise très attentivement afin de le transformer en pièce de théâtre. Ce processus me prend environ un an et demi. Pour ne pas trahir l’auteur, je dois être très précise et minutieuse. J’attache des chaînons, disons des événements, jusqu’à ce qu’ils deviennent une chaîne complète qui est l’histoire. Quand j’écris, j’envisage tous les aspects du travail dans ma tête et cela me permet de ne pas perdre de temps pendant la répétition. C’est ainsi qu’au bout de 45 sessions de sept heures,

-environ deux mois-, l’œuvre sera prête pour le lever de rideau. En gros, cela dure deux ans. Ici, l’expérience joue un rôle essentiel. S’il règne une grande harmonie au sein de l’équipe et que chacun est bien spécialisé, le travail sera achevé sans le moindre obstacle et sans tarder. Quant à la pièce, elle sera montrée durant environ deux mois. Dans les autres pays, le metteur en scène peut voir le résultat de ses efforts pendant trois ou quatre ans, tandis qu’ici la durée de la représentation n’excède pas deux mois.

A. P. : Vous est-il arrivé d’oublier une partie de dialogue ?

P. S. : Non, ça ne m’est pas arrivé… J’avais déjà joué dans quatre pièces dont " Huis Clos " de Jean-Paul Sartre en français et qui a été mon premier travail en Iran et heureusement, je n’avais rencontré aucun problème.

A. P. : Et durant une représentation, comment réagissez-vous lorsqu’un problème survient ?

P. S. : Les autres acteurs arrangent les choses sur le champ. Autrefois, il y avait un souffleur qui aidait les acteurs. Mais aujourd’hui, cette méthode est remplacée par le génie, la création et l’improvisation de l’acteur. Vous savez, que le théâtre a un charme étrange ; un charme qui ne laisse pas le déroulement s’interrompre. Je ne sais pas d’où il vient mais il existe. Dans la première représentation de "Moi dans le jardin mystique ", je me souviens qu’un musicien kurde très compétent collaborait avec nous. Un jour, à l’entracte, il s’est subitement préparer pour sortir. Je lui ai demandé : " Il fait froid. Si vous avez besoin de cigarette ou quelque chose d’autre, j’envoie quelqu’un l’acheter ". Il m’a répondu qu’il s’en allait. " Où ? ", lui ai-je demandé. " Il faut que je m’en aille", m’a-t-il finalement rétorqué. Et il est parti...! Cependant, d’autres musiciens ont pu combler son absence. Ces accidents-là peuvent arriver. Ce sont les risques du travail.

F. P. : La musique traditionnelle jouée sur scène, la musique classique déjà enregistrée et les images du livre de Nezami projetées sur un grand écran sont les points forts de votre pièce " Leyli et Majnûn ". Pouvez-vous nous apporter quelques précisions sur vos choix de mise en scène ?

P. S. : " Leyli et Majnûn " est en fait un hommage à l’art iranien. La plupart des images que vous avez observées étaient des miniatures créées par le professeur Farchtchian. Le reste était des œuvres de style pictural qui ornaient des cafés iraniens traditionnels. Quant à la musique, elle est notre langue commune. A mon avis, elle est un moyen efficace de communication, quand le langage échoue à transmettre des messages. De temps en temps, la musique classique résonne dans la salle. En réalité, à ce moment précis, les morceaux des chefs-d’œuvre de Bach, de Mozart et de Beethoven étaient les plus puissants qui pouvaient bouleverser les spectateurs. Comme Saadi [8] l’a bien dit : " Les êtres humains sont tous de même essence ". Ils se rattachent spirituellement, quelque part. C’est la musique qui, très habilement, sert à renforcer ce sentiment-là. Le dialogue n’a pas cette propriété mais la musique, elle, touche. Il y a un rapport indéniable entre le mysticisme de Nezami et celui de Bach. Quand celui-là parle de la mort en exprimant tous ses sentiments, celui-ci en parle avec les mêmes intuitions. Et ainsi, ils s’unissent. J’ai trouvé qu’une telle combinaison serait impressionnante. La question du choix est très importante ; comment adapter des musiques et des scènes pour qu’elles correspondent ? Je pense qu’il faut avoir de l’audace et essayer constamment de nouvelles méthodes.

A. P. : Voici la dernière question que l’on pose généralement ; quel est le meilleur et le pire souvenir de votre carrière ?

P. S. : Le pire… le meilleur… Dieu merci ! Je n’ai eu aucun "pire souvenir" durant ma carrière. Mais à vrai dire, mes meilleurs souvenirs ont toujours été le plaisir que je ressens le soir d’un spectacle ; quand des gens m’entourent et me parlent avec enthousiasme de mon propre théâtre. Quand je vois que les gens de toutes les couches sociales - étudiants, marchands, femmes de ménages… - viennent voir mon œuvre. Oui, mon meilleur souvenir est quand je lance une nouvelle invitation et qu’un grand nombre de spectateurs y répondent.

F. A. P. : Mme Saberi, La Revue de Téhéran vous souhaite beaucoup de succès et de réussites futures. Merci de nous avoir accordé un peu de votre temps.

P. S. : Je vous remercie. Je souhaite également un succès croissant à la Revue de Téhéran.

Notes

[1Nezami Gandjavi (1109-1193) : poète iranien de renom né a Gandja.

[2Molana (1183-1251) : poète persan ; grand érudit et mystique.

[3Ta’zié : Tragédie religieuse ayant pour thème central le martyre de l’Imam Hossein.

[4Khayyâm : Grand érudit, mathématicien, poète et philosophe iranien du XIe siècle, né à Neychabour.

[5Attâr (1116- 1206) : grand poète et mystique iranien, né à Neychabour.

[6Ferdowsi (818-995) : grand poète épique de l’Iran, né à Tous.

[7Sohrab Sepehri (1928-1978) : poète mystique et peintre contemporain iranien né à Kachan.

[8Saadi (1185-1270) : poète célèbre pour ses œuvres en prose (Golestân) et en vers (Boustân).


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