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L’Ancien Régime avait suscité tant de haine chez Jullien de Drôme qu’il devint l’un des fervents partisans de la Révolution et bientôt un conventionnel notoire, et pour être plus précis un Montagnard qui vota, de surcroît, la mort du Roi. " J’ai toujours haï les Rois ", déclarait-il alors. Mais au lendemain de la Révolution du 9 thermidor (27 Juillet 1797), il dut affronter la haine de ses anciens amis qui le dénoncèrent comme l’agent et le protégé de Robespierre. Cette dénonciation mettait aussi en danger la vie de son fils Marc-Antoine Jullien, dit Jullien [1] de Paris qui avait été placé, en même temps que lui, à la tête de l’instruction et l’éducation populaires. Marc-Antoine, qui avait alors à peine vingt ans, avait déjà fait ses études en Angleterre et accompli, de plus, des missions en qualité d’aide aux commissaires des guerres. Une fois que la grâce leur fut accordée, le fils se prit d’un goût très vif pour l’écriture et le journalisme, en même temps que se renforçait chez lui le goût du voyage et du dépaysement.
Le Directoire, qui se trouvait alors dans une mauvaise posture, essaya d’agir sur le plan extérieur. Il confia à Bonaparte la mission de la campagne d’Italie qui fut menée avec une rapidité foudroyante et qui révéla du coup le génie militaire de son commandant. Stendhal, dans La Chartreuse de Parme - qualifiée de "roman historique " par son ami Balzac, a justement débuté son livre par cet événement historique qu’il illustre ainsi : " Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi et d’apprendre au monde… ". A la suite de cette entrée triomphale, Jullien, qui se sentait menacé après l’échec de la Conspiration des Egaux (mai 1796), se rendit auprès de l’Armée d’Italie, à Milan, où il fut employé comme capitaine adjoint à l’état-major et où il prit aussi la direction du journal intitulé " Le Courrier de l’Armée d’Italie ", ou "Le Patriote français par une société de Républicains", dont il assura la publication à partir du 20 juillet 1797. Bonaparte venait, en effet, de fonder la République Cisalpine, dont la capitale était Milan. Jullien accomplit plusieurs missions, notamment à Venise et à Trieste, et il fut même fait prisonnier par un corsaire autrichien. Son journal fut ensuite supprimé par Bonaparte, qui, préparant la campagne d’Egypte, l’y emmena avec lui. A son retour au pays, il accompagna en Italie le général J. E. Championnet qui créa à Naples (le 23 Janvier 1799) la République Parthénopéenne et l’y nomma secrétaire général du gouvernement provisoire napolitain.
Le Directoire exécutif rendit la vie difficile à Jullien qui se rapprocha peu à peu de Bonaparte, qui essaya un moment de l’amener à écrire en faveur du 18 Brumaire (9 Novembre 1799). Le Consulat avait alors créé, pour un certain nombre d’officier, la fonction d’inspecteurs aux revues et Jullien, qui voulait reprendre ses fonctions dans l’Armée, y obtint justement une place comme inspecteur aux revues. Il débuta cette nouvelle carrière à Amiens, et accomplit également plusieurs missions en Hollande et en Allemagne. Ce fut à cette époque-là que les frères Martial et Pierre Daru, inspecteurs aux revues à Milan, invitèrent leur cousin Stendhal à venir dans cette ville où celui-ci fit la connaissance d’Angela Pietragrua.
En 1810, Jullien fut envoyé en Italie avec la mission d’inspecter une partie des troupes françaises présentes dans ce pays. Avant d’aller à son siège, à Milan, il passa par la Suisse et visita l’Institut pédagogique du célèbre suisse J. H. Pestalozzi, qui était venu en France à la demande de Napoléon. Il fut tellement impressionné par la méthode de travail de ce suisse - dont il traduisit même un ouvrage en 1812 - qu’il devint l’un de ses disciples sans avoir pour autant la prétention de suivre la voie du pédagogue allemand J. F. Herbert. C’est dans le contexte de ses séjours italiens, qui coïncidaient curieusement avec ceux de Stendhal [2] à Parme, que nous allons présenter l’une de ses lettres [3], adressée à un savant universitaire de Padoue et où il est également question de Pestalozzi. Jullien écrivait alors de " Véronne " :
" Véronne, 3 juillet 1811
Monsieur,
Vous m’avez accueilli avec tant d’obligeance et d’amabilité, lors de mon passage à Padoue, que j’étais impatient de vous témoigner mes remerciements. Je saisis pour vous les adresser l’occasion que m’offrent trois [4] jeunes gens suisses, instituteurs dans la célèbre maison d’éducation de M. Pestalozzi, qui vont à Padoue et à Venise. L’un d’eux porteur de ma lettre, M. Egger, est venu avec moi de Suisse pour diriger pendant quelque temps l’éducation de mes enfants. Je vous prie de lui indiquer les choses intéressantes à voir à Padoue et de lui procurer spécialement, ainsi qu’à ses deux compagnons de voyage, les moyens de voir en détail et avec fruit, votre belle université que je me félicite d’avoir visité sous vos auspices.
Je joins ici la note que vous avez bien voulu charger de mettre en italien et de faire insérer dans l’un des numéros du Journal de la Brenta dont vous m’obligeriez de me faire passer un exemplaire à Véronne, ce qui me procurera aussi l’avantage précieux souvenir de recevoir de vos nouvelles.
Je vous prie d’offrir mes civilités à M. le chevalier Sugrafi, à M. Malacanne, à M. le chevalier Onesti et aux personnes que j’ai l’honneur de voir avec vous à Padoue et qui veulent bien me consacrer une part dans leur souvenir.
J’ai l’honneur de vous renouveler les assurances de ma considération la plus distinguée.
Jullien, Inspecteur aux Revues des troupes françaises
M. Etienne Gallini, professeur à l’Université de Padoue ".
Rentré au pays en 1814 et disgracié comme bonapartiste, Jullien se rendit l’année suivante en Suisse, se consacra ensuite à l’écriture et projeta même de fonder un journal. Pour ce faire, il réunit plusieurs amis et fonda l’Indépendant qui devint ensuite Constitutionnel. Le Journal des Savants, supprimé pendant la Révolution, s’était alors vu attribué un digne successeur, le Magasin Encyclopédique, qui était un bimestriel riche en renseignements variés. Après le retour du calme et le rétablissement du Journal des Savants en 1816, le Magasin Encyclopédique, dont le nom était lié à l’antiquaire Millin, fut publié par ce dernier et avec la même périodicité sous le nom d’Annales Encyclopédiques. A la mort de cet antiquaire en 1818, Jullien s’empressa de reprendre ce recueil en main et de le publier, toujours avec la même périodicité, sous le nom de Revue Encyclopédique. [5]
Celle-ci, qui dut se battre âprement avec les nouveaux venus, et notamment avec le Journal Asiatique et la Revue Britannique, continuera à consacrer de larges pages aux études orientales et à s’ouvrir aux saint-simoniens - sans pour autant se rendre compte qu’elle allait ainsi faire sonner le glas de sa propre existence. Après 1830, elle tomba effectivement dans le discrédit du fait de ses opinions saint-simoniennes, et Jullien, attristé par cette situation affligeante, dut l’abandonner. Ses plus grands titres scientifiques restèrent cependant ses travaux soit traduits d’après Pestalozzi, soit influencés par celui-ci ; ainsi que son Courrier de l’Armée d’Italie et, dans un large mesure, sa Revue Encyclopédique.
[1] Il a foumi les éléments de sa biographie, à la Biographie des hommes du Jour de G. Sarrut et Saint-Edme, t.6. voir aussi Biographie Michaud, nouv. éd., t. 21, art. d’E. Desplaces.
[2] Bien que le nom de Jullien ne soit pas cité dans H. Martineau a accompagné son édition de La Chartreuse de Parme (Paris, 1961), rien n’empêche cependant de l’imaginer quelque part dans cette histoire et de sentir sa présence. On aurait, en effet, souhaité voir son nom et celui de son journal, publié à Milan, dans l’un des livres de Stendhal, comme cela fut le cas de Tissot et de son journal que Balzac cita dans Le père Goriot (Ed. de P.- G. Castex, Paris, 1963, p. 218). Espérant tout de même que les spécialistes de Stendhal ne laisseront pas échapper une telle occasion.
[3] Staastabibliothek de Munich. Lettres autographes. Cette lettre de Jullien est accompagnée d’une autre lettre autographe, comportant ses titres.
[4] Une main inconnue a ajouté, sur cette lettre, les noms de ces trois suisses : " Egger ", cité aussi par Jullien, " Ramsauer " et " Patzig ".
[5] Voir une etude de Robin Russ sur cette revue, in Rev. d’Hist. litt. de la France, 1975,t.75.