N° 13, décembre 2006

Lettre à Antonio Brocardo


Esfandiar Esfandi



On dit la peste à Venise : gardez-vous bien !..."

Lettre de Mantoue (an 1510)

Monsieur,

C’est avec émoi que je vous écris les lignes suivantes. Je dis émoi, car ce pas franchi, véritable gageure pour qui laissa mûrir trop longtemps son projet, risque de tourner en pas perdu. En effet, à peine avais-je lu la dernière phrase de votre Lettre de Mantoue, que l’idée de vous adresser à mon tour un court billet d’hommage ne m’a plus quitté. Je me demande si, à force d’avoir reconduit le moment de mon passage à l’acte, il est resté quelque chose du feu mis par vos soins à la poudre de mes mots. La réponse à cette question est affirmative. Permettez-moi cependant d’évoquer l’heureuse circonstance qui m’a conduit à prendre connaissance d’un extrait, le seul hélas, de votre correspondance avec votre confrère en art, l’illustrissime Giorgione.

Un mien ami me présenta, au cours d’une mémorable séance de retrouvailles, un mince fascicule relié, dans un vieux cuir soigneusement tanné, sans indication aucune, en dehors d’un titre incrusté en lettres d’or. A peine venais-je de déchiffrer cet unique indice avec mon regard de myope, quand subitement mon ami, lui-même poète fougueux et adepte compulsif de la lecture à voix haute, happa l’objet que je venais tout juste de lui enlever des mains avec force et insistance, et me priva ainsi du plaisir hautement bibliophilique de dévoiler par et pour moi-même, la chaire du précieux ouvrage dont je devinai déjà la valeur. Bombant le torse et levant haut la main, il se mit, comme à son habitude, à déclamer avec soin les premières lignes du mystérieux ouvrage : "Cher G… tout cela qu’autrement je ne vous aurais jamais dit : la sotte chose que de parler de soi !". Je le laissai continuer quelques instants avant d’intervenir, comme à mon habitude, dans le flux de sa lecture, brisant non sans malice son élan déclamatoire : "C’est de qui ?" lançai-je ingénument. "Bon. Tu ne vas pas commencer à m’énerver. Je disais..." rétorqua-t-il avec agacement. "Cher G…" reprit-il, et les phrases se mirent à glisser vers moi harmonieusement. Amusé et attendri par la posture théâtrale de mon ami, je prêtai au départ une attention toute relative à ses propos. Ma distraction allait cependant très tôt céder la place au pur plaisir auditif, aussitôt que la teneur, la justesse et la beauté du phrasé, prirent en moi l’ascendant sur le pittoresque de la situation.

J’ai entendu, et très attentivement écouté, monsieur, vos propos relatifs à l’écriture, à la peinture, et vos louanges si peu circonstancielles à la gloire de cette dernière. A votre grandissime interlocuteur, Giorgione, auteur d’un portrait à votre effigie, vous adressiez avec force mots choisis, l’expression de votre infinie gratitude. "Si je regarde mon visage, entendis-je, je vois que vous lui faites dire plus que je ne saurais confier". "Vous m’avez fortifié dans le goût de me taire, parce que vous aimez mon silence", ajoutiez-vous. Fort heureusement, en la circonstance, vous vous êtes bien gardé de vous taire. Car monsieur, le cas échéant, nous aurions manqué, moi et mes semblables, une bien belle tirade épistolaire. "Sans l’image que sont les mots ?" souteniez-vous, tandis que je continuai à écouter vos mots, admirablement filés, qui je vous l’assure, n’avaient guère besoin de recourir à l’image. Même le silence des rescapés de l’Anabase, leur incapacité à exprimer l’horreur de la guerre, n’a pu constituer une entrave à l’éloquence de l’historien, rapporteur par procuration du tumulte des combats. Vous l’attestiez d’ailleurs vous même : Xénophon n’est-il point parvenu à relater à grands traits de vocables, le tintamarre des assauts de naguère ? Vous considériez malgré tout que "... la parole reste muette". Serait-ce son handicap, que de laisser en définitive "une grande solitude" et "...la mort sur les rives de la mer" ? Toujours évoquant votre propre portrait, vous affirmiez, au bénéfice de l’art pictural, que "... le peintre a pu arrêter le fleuve des jours, et celui que déjà je ne suis plus reste devant moi, à me regarder mourir". Aussi miraculeux soit-il, monsieur, aucun tableau de maître ne saurait ternir le lustre de cette idée, et de bien d’autres encore, dévoilées par votre plume. Les toiles sont bien belles, je vous l’accorde. Néanmoins, en vous écoutant à travers mon ami, j’ai pensé que pour l’heure, c’est vous qui aviez la part belle. Voyez monsieur, je résiste à peine à la tentation de reproduire, au mot près, le contenu de votre dédicace : "Notre récit, disiez-vous encore, est comme la foi des simples, le bruit que font les vers est leur plus sûre musique, et leur dernier chant". Par ce constat tendrement fataliste, vous veniez d’ouvrir comme on ouvre un tiroir, le chapitre du temps qui passe et de la finitude ; triste croisée où se rejoignent écriture et peinture : "... je vois que ce qui nous contraint de peindre ou d’écrire, c’est le désir naïf d’arrêter le temps, pour recommencer la vie dans notre solitude". J’ai senti dès lors s’insinuer dans le tissu de vos mots, un accent d’amertume. De quoi nourrir votre méditation, assurément. Rien de tel, vous me l’accorderez, qu’un détour par la mort pour battre le fer de la pensée. Il faut conduire l’idée jusqu’à l’ultime seuil, et percevoir "la vanité de tout" : " Nous écrivons parce que nous savons que nous allons mourir, et pour nous justifier d’attendre la mort ". Dois-je vous prendre au mot, monsieur ? Et prendre vos écrits pour des succédanés au stérile attentisme ? Vous qui tracez des lettres quand le peintre figure, qui conjuguez les phrases à petits traits de plume, comme un peintre compose à grands traits de pinceau. Vous qui redoublez le monde en charriant l’image, qui charriez la vie... ne me dites pas monsieur, que l’art n’est qu’un remède, et la vie maladie ! De mon côté je vois, dans ce triste énoncé, une simple... affectation. S’agissait-il de contrebalancer une poussée d’orgueil pourtant bien contenue ? D’un soupir d’artisan désabusé ? D’un lieu commun ? D’une étincelle de lucidité ? C’est la dernière touche apportée par vos soins à votre lettre qui me donna la clé ; votre dernière phrase, si amicale, si chaleureuse, tellement humaine... A chaque relecture, c’est elle qui me retient, presque une exergue dans le texte, solitaire mais chargée de sens : " On dit la peste à Venise... ".

Vos propos ici rapportés, je les ai recueillis par la suite, quand j’ai enfin obtenu de mon ami, après maintes supplications, la garde du précieux ouvrage. Et j’ajouterai non sans gêne, que cette garde fut reconduite jusqu’à cet instant, et qu’elle se prolongera indéfiniment. N’est-ce pas de ma part, un parfaite illustration de l’adage en vogue parmi les plus fieffés des charlatans, le fameux " Ce qui est prêté, est gracieusement (sic) donné" ?

Adieu monsieur, et soyez bien.


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